La volatilité des prix du pétrole entraîne généralement un sentiment accru d’incertitude économique, qui fausse les prévisions stratégiques des Etats. Pour faire face à ce facteur perturbateur de l’économie nationale, le gouvernement a mis au point une stratégie de couverture par rapport à la fluctuation du prix international du pétrole. Cette couverture, communément appelée «Hedging», a été conclue le 19 décembre 2018. Taoufik Rajhi, ministre en charge des Réformes majeures, revient dans cet entretien sur les conditions d’exercice relatives à cette stratégie et comment cela fonctionne concrètement.
Qu’est-ce que le Hedging ?
Le Hedging est une opération effectuée sur le marché dans le but de couvrir ou de compenser, totalement ou partiellement, un risque de variation provenant d’une fluctuation des cours du baril, ou des variations de taux de change, étant donné que les prix mondiaux du pétrole sont intrinsèquement instables et réagissent à divers événements géopolitiques et économiques majeurs. La volatilité annuelle du pétrole, qui varie entre 100% et 61% par an depuis 2016, est presque la plus élevée de toutes les matières premières, ce qui impacte l’exercice budgétaire annuel de l’Etat et les finances publiques. Donc, le Hedging est une opération qui couvre le budget de l’Etat des fluctuations des prix du baril de pétrole. C’est une
« assurance » pour se protéger contre ces fluctuations.
A quoi sert cette opération ?
Au fil des années, la Tunisie est devenue un pays déficitaire énergétiquement d’une manière structurelle avec un montant très important qui concerne la compensation du pétrole, des hydrocarbures, de l’électricité et du gaz…Donc, le gouvernement a dû faire face à des défis internes depuis la révolution. D’un côté, la demande énergétique a augmenté d’un taux de 5% à 11% par an, alors que de l’autre la production du pétrole et du gaz naturel a diminué respectivement de 15% et 5% en 2017. Ajoutons à cela la dépendance énergétique de la Tunisie qui a atteint 49% de la consommation et que le poids de la subvention des produits énergétiques a atteint 2.8% du PIB en 2018, mettant de la pression sur le compte courant et le déficit fiscal.
Dans ce contexte économique délicat et avec des fluctuations énormes du prix du baril, on va s’attendre à une augmentation de la compensation ; soit on augmente les prix à la consommation, soit l’Etat débourse plus d’argent dans son budget. Mais grâce à l’opération de Hedging, on peut couvrir non seulement le budget de l’Etat pour qu’il ne subisse pas une augmentation de la compensation, mais aussi le consommateur pour ne pas répercuter des augmentations de fluctuations de prix du baril sur les produits consommés tels que le gasoil, l’essence, même l’électricité et le gaz.
A cet effet, les gouvernements ayant des revenus ou coûts liés aux matières premières, à l’instar de la Tunisie peuvent réduire la volatilité de leur budget à travers un programme annuel de couverture de risques afin de protéger les finances publiques. L’objectif du gouvernement est de réduire de manière durable et progressive le coût du programme de subventions. Pour soutenir cet objectif, on a lancé un programme de protection du budget contre le risque d’augmentation du prix du pétrole et son impact direct sur le coût de la subvention. La stratégie de couverture vise, ainsi, une assurance sur la durée de l’exercice budgétaire contre la hausse des prix pétroliers, une stabilisation des subventions pour protéger le budget de l’Etat, pendant la période transitionnelle de réforme des subventions, une maîtrise du déficit commercial et minimisation de la dépréciation de la monnaie locale, une transaction non spéculative, un impact positif de la perception du marché international (risque de défaut réduit), une aide à la gestion du budget…
Cette stratégie a-t-elle porté ses fruits ?
En effet, pour mettre en œuvre une stratégie de couverture adéquate, plusieurs intervenants de différents ministères font partie de la préparation, exécution et suivi de l’opération. Ceci nécessite une coordination et planification au préalable pour réussir cette tâche. Notre pays a vécu en décembre 2018 sa première expérience en la matière. Le gouvernement a donné son feu vert à la Banque mondiale pour qu’elle intervienne dans l’exécution de la première opération de couverture. Ce programme couvre environ le tiers des importations annuelles totales de pétrole de la Tunisie pendant 12 mois. La première transaction de couverture, qui porte sur 8 millions de barils (environ 30% des importations nettes de pétrole brut de la Tunisie), contre des prix supérieurs au prix d’exercice, a été conclue le 19 décembre 2018. C’est une opération délicate, importante, innovante et risquée, mais elle était efficace car l’analyse du coût des subventions en fonction de l’évolution éventuelle du prix du baril montre que chaque augmentation de 1 dollar du prix du Brent augmentera les subventions d’environ 128 millions de dinars et chaque augmentation de 0.1 dinar du taux de change augmentera les subventions d’environ 370 millions de dinars. L’opération, qui a été achevée dans trois mois en toute transparence, traduit la volonté et le courage politique pour réduire de manière durable et progressive le coût du programme de subventions. C’est une opération de couverture partielle mais elle est encourageante. Comme une première expérience, c’était intéressant de la faire sur une partie de notre consommation, mais j’espère que l’année prochaine (dans la loi de finances pour l’année 2020), on fera une couverture sur un montant beaucoup plus élevé.
Pourquoi le choix de la Banque mondiale ?
Le choix de la Banque mondiale, institution phare dans le domaine, n’est pas fortuit. L’accord cadre Isda (International Swap Dealers Association) qui simplifie la documentation d’une transaction entre la Tunisie et la Banque mondiale pour des opérations de gestion de risque nous permet d’utiliser cette institution financière comme une plateforme sur le marché international. La Banque mondiale, qui s’est montrée prête à appuyer la Tunisie à mettre en œuvre cette stratégie de couverture, a préparé et collecté les offres et nous, de notre part, on a choisi les meilleures. Et comme par hasard, on l’a fait à des prix très faibles, c’est-à-dire on a acheté une assurance à très bas prix. Aujourd’hui, si on veut vendre cette assurance, on gagnerait de l’argent.
L’actuel cadre réglementaire encourage-t-il de telles initiatives ?
Le grand problème en Tunisie est que la règlementation en vigueur ne permet pas aux banques nationales de réaliser de telles opérations. Il est donc indispensable d’améliorer la législation tunisienne pour que les banques tunisiennes comme la Biat, la STB, la BH ou la BNA puissent faire ces opérations non seulement pour l’Etat mais aussi pour les autres entreprises tunisiennes comme la Stir, la Steg ou Tunisair.
Quelles sont vos estimations pour les années à venir ?
Il faut qu’on se couvre contre les fluctuations des prix de pétrole, un produit très fluctuant et très évolutif. Le budget de l’Etat ne peut pas se permettre d’être exposé à ce risque. D’où la nécessité d’institutionnaliser cette technique de Hedging et de la rendre comme une procédure interne au processus de budgétisation et de la préparation de la loi de finances dans n’importe quelle année. C’est une nouvelle technique qu’on vient d’introduire, mais elle est efficace et innovante…
D’ailleurs les expériences internationales ont prouvé son efficacité. A titre d’exemple, l’Uruguay, qui importe 12 millions de barils de pétrole par an, a lancé une transaction en 2016 pour se protéger contre les hausses de prix du pétrole. Le trésor de la Banque mondiale a apporté son expertise pour la préparation et l’exécution des produits dérivés en collaboration avec le bureau de la dette. Une option d’achat de 12 mois sur 6 millions de barils pour acheter du pétrole à un prix moyen de 55 dollars le baril. La prime payée était de 15,7 millions de dollars.
Le mot de la fin ?
Le Hedging est une stratégie optimale qui garantit à l’Etat non seulement la soutenabilité de ses dépenses de fonctionnement, la maîtrise des risques de marché des matières premières mais aussi la fiabilité de sa planification budgétaire. Pour cela, on doit institutionnaliser cette opération, c’est le remède à la hausse des prix du pétrole.